Comment l'Éducation nationale a privé nos élèves d'un séjour scolaire en vélo
Je l'ai rapidement évoqué sur Mastodon et dans l'article que j'ai publié à la rentrée : cette année, avec des collègues, nous avons un projet de classe vélo. Nous envisageons des activités perlées tout au long de l'année en rapport avec ce thème, avec dans l'idée de terminer au printemps 2024 par un séjour de deux nuits.
Mais, douche froide : l'Éducation nationale refuse que nous organisions ce séjour.
La naissance de l'idée
Comme très souvent, tout commence autour d'un verre entre collègues. En juin 2022 (oui oui, 2022, pas 2023), environ 10 jours avant la fin de l'année scolaire : une collègue, professeure d'EPS, partage avec l'ensemble de l'équipe un projet génial réalisé dans un collège en France — je ne sais plus lequel. Une classe est partie environ une semaine en itinérance pour une randonnée en vélo.
Comme il y a plusieurs cyclistes dans l'établissement, l'idée nous séduit immédiatement et nous avons très envie de faire la même chose ! Alors c'est parti, on se met à rêver : « L'année prochaine, on loue des vélos et on part 3 jours, ça va être énorme. »
Arrivent l'été, la fin de l'année scolaire (toujours 2022), les vacances. Mais l'idée ne meurt pas et il se constitue un groupe de 3 personnes, dont moi, qui se mettent en tête de faire quelque chose l'année suivante.
Rentrée 2022
Rentrée 2022, l'été aidant, on a un peu avancé sur ce que l'on voudrait. L'idée n'est pas seulement de faire un séjour en vélo, mais idéalement d'avoir carrément une classe thématique, avec formation à la mécanique, apprentissage du vélo, alimentation en randonnée, etc.
Beaucoup de choses sont encore en suspens à ce moment-là :
- comment va-t-on trouver 25 vélos pour nous nos élèves ?
- quelle destination ? en partant de quel endroit ? comment y aller ?
- quels partenariats pour l'aspect mécanique ?
On se rend rapidement compte qu'il ne sera pas possible de partir en mai 2023. Qu'à cela ne tienne : donnons-nous un an de plus pour faire les choses proprement et on s'organise pour le printemps 2024. Avec notamment un point essentiel : l'argent. Les familles ne nos élèves sont dans l'ensemble très modeste, voire pauvres et il faut absolument contrôler de très près les aspects budgétaires.
Les vélos
Sur un projet comme celui-là, le gros pôle de dépenses, c'est clairement les vélos. À la location pour 2 nuits, il faut compter environ 50 €. C'est déjà trop pour nos familles, et on n'a même pas encore compté les repas, l'hébergement, les éventuelles activités et, si besoin, les transports (pour le moment, la destination n'est pas connue).
Mais, étonnamment, ce n'est pas ce qui nous posera problème ! En effet, avec le soutien de l'équipe d'EPS et de la cheffe d'établissement, nous avons fait en sorte que le collège achète 25 vélos ! Ainsi, tous les élèves de 5e du collège feront du vélo en EPS, dans l'optique de leur apprendre à rouler en ville. C'est vraiment un super aspect du projet, et à l'heure où j'écris ces lignes, les vélos sont achetés et utilisés par les classes de 5e, en cours d'EPS.
Bien sûr, l'idée est que les vélos soient utiles aussi pour le séjour, mais il n'était pas question d'en acheter uniquement dans cette optique. Là, les vélos bénéficient à l'ensemble du collège et tous les élèves de 5e ont un cycle de vélo, c'est vraiment top. Pour financer cet achat, nous avons monté un dossier de financement et obtenu une subvention de près de 10 000 € (quand même !), c'est donc une belle réussite.
L'organisation du séjour : départ, destination, durée
Nous sommes toujours pendant l'année scolaire 2022-2023, le projet se précise peu à peu.
Maintenant que le collège va être propriétaire de vélos, c'est une évidence : on part du collège avec nos élèves, on roule 30 à 40 km jusqu'à une destination, on y passe deux nuits et on revient.
Facile, si on n'a pas à louer les vélos, s'héberger et se nourrir on devrait y arriver : en grande couronne de Paris, il y a la forêt de Sénart, l'Essonne, la Seine-Et-Marne, ça va aller. On commence donc à prospecter, là encore avec plusieurs hypothèses :
- hébergement type camping sous tente ;
- hébergement en camping, mais en dur cette fois (location de bungalows par exemple) ;
- hébergement en résidence de vacances ou autre susceptible d'accueillir des scolaires.
Au printemps 2023, aucune de ces trois pistes n'est privilégiée, d'autant plus que les grilles de tarifs pour l'année suivante n'existent pas encore. On prospecte un peu, et la conclusion qui vient rapidement est qu'il faut écarter les hébergements en résidence, trop onéreux.
Et le reste ?
Le reste, c'est la nourriture, les activité, etc. Tout ça reste en suspens car impossible d'y réfléchir tant que l'on n'a pas de destination précise. En tout cas, les réunions se multiplient avec l'équipe de collègues qui participent au projet et la cheffe d'établissement.
Mais ça n'est pas un sujet d'inquiétude pour nous : en envisage d'acheter des pique-nique dans une boulangerie, de trouver un menu pas trop cher avec un restaurateur du coin, etc. Notre cheffe d'établissement ne rejette aucune proposition a priori, donc tout va bien.
Arrive la fin de l'année scolaire 2022-2023, on organise les services (c'est-à-dire la répartition des professeurs par classe) pour faire en sorte que les collègues impliqué⋅es dans le projet aient une classe de 5e en commun.
Puis tout le monde part en vacances, repos ! Suite en septembre
Septembre 2023
C'est la rentrée. Ça veut dire emploi du temps, nouvelles classes, et c'est reparti pour les projets qu'il faut remettre en route.
Dès la première semaine, et en fait dès le jour de la pré-rentrée, le projet de classe vélo fait l'objet d'une réunion. On se voit avec la cheffe d'établissement et un collègue de français, qui participe avec moi au pilotage du projet.
On passe en revue les points importants :
- séjour avec une, idéalement deux nuitées ;
- en dur ou en camping ;
- départ du collège à vélo et retour au collège à vélo aussi ;
- à moins de 40 km.
Quelques questions sont encore en suspens :
- combien d'adultes pour accompagner la classe (on hésite entre 3 et 4) ? Trois c'est un minimum : le collègue de français, la prof d'EPS de la classe et moi. Éventuellement une quatrième personne, à réfléchir.
- pour aller où ? On reste sur l'idée de s'éloigner de Paris pour aller vers des zones moins urbaines, à environ 30 km, 40 grand max.
- on fixe une limite à environ 30 € par famille en coût total, avec possibilité de monter des actions de financement ;
- on aimerait monter des partenariats avec des association du coin pour faire de la formation à la mécanique et à l'entretient des vélos.
Mais la priorité est de trouver un hébergement.
L'hébergement
Nos contraintes sont quand même assez importantes : moins de 40 km, avec capacité d'accueil de 25 personnes avec des vélos, budget ultra serré. On pensait avoir fait le plus dur avec l'achat des vélos, mais là ça a été la douche froide. En plusieurs épisodes.
Épisode 1 — En terrain de camping
On trouve une première piste, dans un camping à Neuilly-Sur-Marne. Soit dans des sortes des cabanes et bungalows à louer, soit sous tente.
La tente est moins chère mais… il faut louer les tentes, sacs de couchage, lits de camp, etc. Donc en comparaison avec des locations de bungalows, ça revient presque à la même chose, et c'est dans le budget.
J'appelle le camping, je leur demande s'ils sont habitués à accueillir des scolaires. « Oui, pas de problème on l'a déjà fait ça se passe bien ! On vous donne des emplacements collés les uns aux autres et ça roule tout seul. »
Parfait, je garde cette idée sous le coude, je la présente au collègues. Reste la question des repas. Après discussion avec l'adjointe gestionnaire (qui s'occupe principalement des finances et de la gestion quotidienne dans le collège), on envisage les choses comme suit.
- Comme ce n'est pas très loin, quelqu'un du collège pourra venir nous voir avec l'estafette qui appartient à l'établissement pour nous livrer petits-déjeuners repas, pique-nique pour le midi et chauds le soir. C'est royal, on ne pouvait pas rêver mieux !
- Comme on est dans les clous côté budget, on peut même envisager de faire un restau (basique) avec les élèves un midi.
Ça nous plaît bien, on la présente à la cheffe d'établissement… qui finalement ne donne pas son accord. Elle craint que l'on ne puisse pas surveiller convenablement les élèves pendant la nuit. Je trouve ça un peu dommage et probablement assez infondé (on ne les surveille pas moins que s'ils étaient dans des chambres en centre de vacances)… Mais soit, on va trouver autre chose.
Un peu frustrés, on relance nos recherches. Mais elles deviennent de plus en plus difficiles : il faut écarter les terrains de camping, qui restent les hébergements les moins coûteux.
Épisode 2 — Dans une résidence privée
Idée soumise par la principale du collège : on peut chercher dans des internats de collèges ou de lycées, qui ont parfois des chambres libres.
C'est une bonne idée, on creuse de ce côté-là… mais ça sera l'épisode 3. En fouillant dans les tréfonds des Internets et des offices de tourisme, je finis par trouver une grande propriété en Essonne, mais ce n'est pas stricto sensu un centre de vacances.
C'est plutôt une sorte de grand manoir appartenant à un particulier, ayant largement la capacité de nous accueillir. J'appelle, le propriétaire est sympa, je lui présente le projet, on est dans le budget. Mais il ne sait pas si juridiquement il a le droit de nous accueillir.
On présente l'idée à notre principale, elle est OK, à condition évidemment que le logement soit habilité à nous recevoir.
On se renseigne, lui aussi de son côté… Et pas de bol, il a une capacité d'accueil limitée à 22 lorsque ce sont des personnes mineures. Au-delà de ce seuil, il faut un agrément (de la préfecture me semble-t-il), qu'il n'a pas. Il est en train de faire les démarches, mais ça va prendre du temps, sans garantie qu'elles aboutissent avant notre date. Donc ça aussi, on oublie.
Zut. Là ça commence à sentir le roussi. Mais on a encore une carte à jouer !
Épisode 3 — L'internat scolaire
On a aussi creusé l'idée soumise par la principale de chercher dans les internats. Ce n'est pas si simple mine de rien : il y en a beaucoup dans Paris, mais dans la grande couronne déjà beaucoup moins.
Et la plupart sont pleins, ou en tous cas pas assez vides pour avoir encore 25 places. Et de nouveau, on finit par dénicher la perle rare. Une cité scolaire, dans l'Essonne, à Villebon-Sur-Yvettes : https://college-lycee-idf91.fr/
Il y a un internat, avec de la place, et les prix sont plus que raisonnables. Il y a même possibilité d'être en demi-pension ou en pension complète sans sortir du budget. Ça y est, on l'a notre solution. J'écris à l'établissement, puis après quelques mails et échanges téléphoniques, je reçois un premier devis.
Sauf que vous voyez le truc venir : c'est un établissement privé catholique sous contrat… Évidemment, il ne s'agit pas pour nos élèves de suivre les enseignements, qu'ils soient religieux ou non, dispensés dans ce collège. On y va pour dormir et peut-être pour manger. Et c'est tout.
Sauf que non. On présente le projet à la principale du collège. Elle valide l'idée, mais souhaite avant de donner son accord définitif, obtenir l'aval de sa hiérarchie la question de la laïcité. C'est un peu ce que je craignais, et je ne me fais pas d'illusions.
Après une dizaine de jours, la réponse arrive : on n'a pas le feu vert de l'institution pour organiser ce séjour et emmener nos élèves en nuitées dans cet internat. Et c'est encore plus vicieux que ça : ma principale a posé la question, mais la personne à qui elle a demandé n'a pas osé ou pas su répondre, donc la question est remontée plus haut dans la hiérarchie… sans que personne n'ose de prononcer. Lorsque le mail a fini par boucler, quelqu'un, planqué dans un bureau, a fini par dire « non », tuant définitivement ce projet.
La raison évoquée est la « laïcité ». Je n'en dirai pas plus tant c'est absurde.
Petite analyse à l'aune de l'actualité récente
Ce billet, ça fait un moment qu'il me traîne dans la tête. J'avais un brouillon depuis plusieurs semaines, sans avoir franchi le cap de la rédaction.
Mais au regard de l'actualité récente qui concerne notre ministre Amélie Oudéa-Castéra, je ne peux pas m'empêcher d'être écœuré. L'établissement où nous voulions emmener nos élèves est sous contrat avec l'État, donc est financé à plus de 70 % par de l'argent public.
C'est une honte que l'Éducation nationale, et en particulier les fonctionnaires du rectorat, privent les élèves de quartiers populaires de projets comme celui-là pour des raisons aussi futiles. Car l'argument évoqué n'est pas pédagogique, n'est pas en rapport avec la sécurité des élèves, n'est pas budgétaire. Il est purement et simplement basé sur des préjugés, sur du racisme, sur une peur irrationnelle de « faire la Une de BFM TV » (ce sont les mots de ma cheffe d'établissement).
Et je ne parle pas de la frustration que cela crée au sein de l'équipe pédagogique. Après des dizaines d'heures à monter un projet, chercher des idées, des hébergements, acheter des vélos, après plus d'un an de réflexions, de travail et de recherches, voir un projet tué dans l'œuf de cette manière et pour des raisons aussi ridicules laisse un goût amer. Et au final, ce sont les élèves, toujours, qui se retrouvent privés, punis, pour des raisons qui les dépassent.
Et la question se pose encore, lancinante : si tous ces établissement sont intégristes, pourquoi continuer à les financer avec de l'argent public ? Il est grand temps que cette institution fasse preuve de cohérence. Soit l'État est en situation de partenariat avec et alors tous les élèves doivent pouvoir en bénéficier (c'est de l'argent public), soit non mais dans ce cas cessons de les financer avec nos impôts.
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